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N'oublie pas d'arroser l'olivier
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12 mars 2012

Les ombres éthiopiennes de Beyrouth

A ces femmes qui ne me liront jamais


Ce sont les sœurs de Lucy. Peut-être des cousines. C’est sur les terres d’Ethiopie que ses restes ont été découverts il n’y pas si longtemps. Elle a une petite voix timide. Le regard droit. Franc. Honnête. Ma meilleure amie est en prison. Je veux aller la voir. Affirmative. Elle ne me le demande pas. J’ai une bible à lui donner. Ma chair de poule bourgeoise s’hérisse. Dérangée. Un peu gênée. Légèrement perturbée. Un brin embarrassé. J’ai encore en tête une vidéo qui circule sur internet. Celle d’une compatriote embarquée de force dans une voiture par des hommes floutés. Et l’indignation d’une amie libanaise. Tout cela sous le regard indifférent des badauds. Je ne sais rien d’elle. Je ne la connais pas. Je ne croiserai sans doute jamais son regard terrorisé. Elles ne fréquentent pas les soirées mondaines. Et quand elles y vont elles sont postées aux portes des toilettes. C’est les dames pipi. Sans soucoupe. Ni issue de secours. Soumises et fières. D’êtres nées dans cette Afrique au malheur interminable. A la civilisation riche. Populations pauvres. Exils. Parachutées chez des inconnus. Livrées en pâture. A des riches. Alex Haley en terre arabe. Racines. Elles s’occupent de leurs enfants. Ce sont elles qui les coiffent,les déposent et vont les chercher à l'école, leur donnent à manger, changent leurs couches, se réveillent la nuit, courent au restaurant derrière leurs premiers pas. Elles sont souvent assises en bout de table ou pas du tout. A la fois discrètes et présentes. Comme des êtres entiers. En chair et en os. Destin qu’elles n’ont pas choisi. Peut-être auraient-elles voulu devenir avocates ou médecins ? Venir au secours de ce continent africain sans cesse picoré. Personne n’a demandé leur avis. Pas de cycle d’orientation ni d’assistante sociale compatissante pour elles. Juste la réalité. Partir. Travailler. Loin. Gagner. Quelques sous à envoyer. A une mère. Un père. Des frères. Des sœurs. Une famille. Une responsabilité assumée trop tôt. Arbitraire naissance. Apprendre une langue : cet arabe bientôt offert en pâture au muséum national d’histoire naturelle de Paris. C’est plus chic. Elle est là. Elle attend ma réponse. C’est pour la taule. Elle me ramène à sa réalité. Je pense à mes courses au supermarché, à mes petits qui vont rentrer, à leurs devoirs, aux disputes, les hurlements, les caprices, à mes valises encore pleines du dernier voyage, à tous mes rendez-vous, aux téléphones que je dois faire, à mon spa, mon coiffeur, le prochain déguisement pour ma soirée beyrouthine sur un toit avec vue à 190 degrés, le vaccin de ma fille et au dernier restaurant branché à découvrir. Je suis si fatiguée. J’ai honte. Je suis par terre avec les cafards dans le cachot sordide. J’attends. Le départ. La sentence. Celle qui me libérera enfin. Je n’ai commis aucun crime. Je me suis juste échappée. Libre. Je voulais l’être. Il n’a pas voulu. Je suis partie sans son autorisation. J’ai erré. J’ai travaillé. Je me suis cachée. J’ai pleuré. Tout cela pour quelques misérables petites livres. J’ai survécu jusqu’à ce contrôle improvisé. J’ai la nausée. Une odeur d’égout qui remonte. Il est 10 heures pile à Beyrouth. L’électricité est soudainement coupée. Le générateur se met en marche. Souffle sourd et brut. Je veux aller avec elle. Essayer de la voir. Ecrire sur celles qui sont venues dans ce beau pays des Cèdres sans l’avoir choisi.
C’était l’histoire d’un matin légèrement pollué sur Beyrouth.

Tahani Khalil Ghemati

Architecte libyenne et suisse

 

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